Bon et ben moi je le fais, voilà.
Tant pis si je suis la seule.
...
*
Bitume
Elle marchait à l’aveuglette, à mettre un pas devant l’autre les yeux à demi clos, à s’hasarder à parier la distance à laquelle serait le prochain mur qu’elle se mangerait. Elle avançait mais le monde où elle s’égarait était vide, ça se voyait dans la lourdeur de chacun de ses mouvements, comme s’ils n’avaient de cesse d’aboutir et qu’une force étrange les retenait enchaînés à cette terre de néant où plus personne ne se remarque. Quand je l’ai vue, j’ai cru qu’elle avait bu tellement ses jambes flanchaient au moindre de ses pas, j’ai pensé qu’elle allait s’écrouler en voyant ses ballerines s’écraser comme des crêpes et ses chevilles faire des angles douteux à quatre-vingt dix degrés.
On était sur une rue piétonne dont j’ai oublié le nom, dont je n’ai sûrement jamais su le nom d’ailleurs, tout comme je n’aurai jamais l’occasion de savoir le sien, à présent. On était sur une rue piétonne mais je crois bien qu’elle était déserte, en tout cas il n’y avait que sur elle que mes yeux arrivaient à se poser, et les devantures aux néons multicolores semblaient bien pâles devant le noir de ses guêtres.
On aurait dit une danseuse. Une danseuse brisée.
Elle était habillée tout en noir, sauf ses collants qui juraient dans l’obscurité de sa tenue et les divagations lugubres de sa silhouette dont les contours s’usaient sous mon regard perçant, ses collants rouge délavé qui me guidaient dans cette rue que je ne connaissais pas et dont les pavés claquaient sourdement sous mes santiags. J’aurais voulu ne jamais quitter son sillage mais je sentais qu’elle m’échappait, aussi vrai que tout est éphémère, je savais qu’elle allait s’évanouir et rentrer dans je ne sais quelle piaule coincée dans une minuscule ruelle perpendiculaire, qu’elle allait pousser la porte de son taudis ou de son palace et que je ne la reverrais plus. Alors en attendant, je me saoulais au chant apocalyptique de sa fuite désemparée, aux cris bercés de mes murmures que ses pieds toujours plus las de rencontrer le sol laissaient échapper.
Je la suivais dans l’ombre de la nuit tombée et je n’avais besoin d’aucune lumière, le khôl qui avait coulé sur le bord de ses yeux aurait suffi à éclairer une ville entière. Je voyais bien qu’elle souffrait mais pour rien au monde je ne l’aurais consolée, puisque c’était cette douleur sans foi ni loi qui la rendait si belle, si émouvante. Je la suivais et mes mains neurasthéniques s’épouvantaient de ne pouvoir la saisir comme il l’aurait fallu, avec la tendresse des plaies refermées.
On aurait dit un souvenir. Un souvenir intangible.
Elle ressemblait à un de ces papillons que de vieux hommes s’évertuent à collectionner, dans l’ennui des jours sans fin qui les mènent le long d’une marche funèbre vers l’heure de leur départ pour l’autre monde, en supposant qu’il existe. Elle avait encore le trou sanglant de l’épingle assassine qui l’avait traversée de part à part, l’empalant au milieu de centaines d’autres beautés semblables, aux ailes figées de leurs couleurs psychédéliques.
Mes yeux m’ont dérangé dans ma contemplation attentive et j’ai dû cligner des paupières, juste un instant, juste une fois, et elle n’était plus là. J’ai entendu une porte grincer, les joints rouillés faisant des siennes, sans avoir le temps de voir se glisser dans l’entrebâillement de la plaque de fer les ondulations de sa jupe. J’ai soupiré avec résignation devant le sort qu’on jette aux rencontres, dans le seul but de les rater et de s’enticher de nos remords. Je ne la connaîtrais jamais, c’était moi qui l’avais voulu et c’était complètement stupide.
La lune était bien ronde ce soir-là. Les yeux rivés sur elle, je me consolais comme je le pouvais, me persuadant qu’une fille comme elle n’avait sûrement pas besoin d’une âme torturée accrochée à sa misère, quand un voile déchiré, un voile déchirant a zébré le ciel.
On aurait dit un oiseau. Un oiseau libéré.
Je me suis demandé qui avait bien pu ouvrir sa cage, qui avait osé la condamner à mort, qui avait pris soigneusement le temps auparavant d’arracher chacune de ses ailes, avec patience, avec sadisme. J’aurais voulu la rattraper, moi qui n’avais jamais su sauver personne, pas même moi. J’aurais voulu pouvoir pleurer, mais je l’ai regardée froidement, comme quelques minutes plus tôt, passivement. J’aurais voulu pouvoir hurler, à m’en déchirer les cordes vocales et que j’en souffre vraiment, pour une fois.
Elle s’est écrasée sur le bitume.
A mes pieds.
Nao.