Oh putain ça fait une ÉTERNITÉ ! Je pensais que ça faisait quand même un peu moins longtemps que ça... Je suis désolée.
*
Vitesse
Assis dans la bergère du salon, je regarde le soleil se coucher sur la ville. Ses rayons éclairent les quelques géraniums posés sur le rebord de la fenêtre. J'avais mis ça là pour faire comme tout le monde. Ça sonnait assez bien, arrivé à quatre vingt ans, de commencer à prendre soin de quelques plantes. Parfois, le simple fait de savoir qu'il faut empoigner son arrosoir quatre fois par semaine contribue à nous tenir en vie. C'est vrai, dans le fond ces plantes, je m'en tamponne. Mais il y a cette petite voix au fond de ma tête qui me dit « il faut arroser » et j'arrose. Si je ne le fais pas, ils mourront et le soleil se couchera alors sur des fleurs desséchées. Ça ferait mauvais effet.
C'est tout de même étrange, le temps qui passe. Un jour on se croit capable de tout et on se bat pour des idéaux, le lendemain des géraniums nous tiennent en vie. Quelle ironie. Je regarde mes mains sur lesquelles se sont posées des tâches de vieillesse par centaines. Les veines ressortent de ma peau trop pâle, toutes gonflées. Je ne parle même pas des tremblements qui les parcourent, ni de la fragilité évidente qu'elles évoquent. J'ai l'impression qu'hier encore j'avais vingt cinq ans. Je levais le poing en l'air comme si je lançais une attaque, je donnais des baffes avec une aisance assez exceptionnelle. Il a suffi d'une nuit pour faire de moi un homme presque mort.
Je m'extrais du fauteuil lorsque le spectacle de la fin du jour se termine. Je m'aide de mes bras qui cèdent presque sous mon poids et j'en suis toujours aussi surpris. Il faut croire que je ne peux pas m'habituer à cette faiblesse qui caractérise maintenant mon corps. Et pourtant, je ne suis pas à plaindre. Nombre de mes amis sont partis avant moi, d'autres ont été gentiment déposés par leurs familles dans des maisons de repos. La reconnaissance des générations qu'on engendre me laisse toujours bien perplexe. Et plus j'y pense, plus je me rends compte que je n'ai pas été un bon fils, moi non plus. Avec le temps, tout devient relatif. On peut enfin comprendre les erreurs qu'on commettait plus jeune. On entasse les regrets, puisqu'on peut difficilement se repentir auprès des défunts ou des années passées. C'est plutôt triste, en réalité.
Je m'installe dans la chaise qui fait face à la cheminée, probablement l'air absent puisqu'il paraît que je suis toujours ailleurs, du moins c'est une des choses qui semblent énerver ma fille. Je regarde ce qu'il reste des flammes et je me souviens du jour de sa naissance. Qui aurait pu croire que le bébé braillant et tâché de sang qu'on m'a mis devant les yeux le jour où ma femme a accouché deviendrait cette avocate de renom ? Pas moi. Mais je pense pouvoir dire que je me suis toujours laissé dépasser par les événements. Je n'ai pas dit un mot le jour où mon épouse m'a annoncé de but en blanc qu'elle voulait divorcer. Ni lorsque ma fille m'a présenté l'homme qu'elle voulait épouser et avec qui elle voulait emménager. Ni même lorsque mon fils m'a jeté à la figure mes quatre vérités avant de claquer la porte. Je n'ai jamais agi pour retenir ceux qui m'étaient chers.
C'était ce que voulait le temps.
Et ce dernier est toujours allé bien trop vite pour que j'ose songer à le rattraper.
Aujourd'hui, je regarde mes vielles mains attraper le soufflet et je voudrais savoir leur pardonner de ne jamais avoir su atteindre les coeurs que je voulais toucher. Je fais de mon mieux pour produire assez de souffle mais mes mouvements sont bien trop cahotiques. Je me laisse choir dans le fond de la chaise, j'halète sous le poids de mes efforts. Quelle petite nature je fais, à présent. Dans un sursaut de volonté, j'empoigne la cendre qui trône sur le béton de la cheminée, au pied des morceaux de bois qui n'ont pas été consumés. J'ouvre les paumes, je contemple ces particules grises et je ricane. C'est tout ce qu'il me reste. Les sarcasmes. Les remords. Les regards en arrière. La solitude. Et les couchers de soleil.
On m'a dit un jour que c'est se laisser tomber qui est enivrant. Alors je lève mes mains et je lance les cendres au dessus de ma tête.
Elles tombent, comme de la neige.
Et je n'ai plus rien, sinon une vie qui s'en va.
A toute vitesse.
Fin.
Nao.